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Chroniques
Lulu
opéra d’Alban Berg
« Contre Lulu : le caractère osé du texte, si marqué que je pourrais me trouver, au terme de plusieurs années de travail, avec dans mes tiroirs un ouvrage qu’on ne pourrait représenter que devant un public d’invités. Le fait également que malgré mes bonnes idées d’adaptation, il reste encore de grandes difficultés à porter sur une scène d’opéra, alors qu’on n’en comprend qu’à peine le moindre mot, un texte aussi dialectal que celui de Wedekind. »
Le 27 novembre 1927, dans une lettre à son ami l’écrivain Soma Morgenstern, Alban Berg présente ses réticences à s’engager dans la composition d’un ouvrage qui a pour origine une représentation privée de La boîte de Pandore à laquelle, âgé de vingt ans, il assista le 29 mai 1905 – sous le patronage de Karl Kraus, fondateur du satirique Die Fackel –, plutôt que dans l’adaptation d’Und Pippa tanzt (Et Pippa danse), signé Gerhart Hauptmann. Mais l’engouement pour la nouvelle mise en scène de Pippa, vue récemment au Burgtheater, se heurte au travail déjà commencé sur Lulu et au fait que celui-ci représente plus sûrement « une progression après Wozzeck ». Dans les années qui suivent, c’est avec Schönberg – son ancien professeur qui s’est toujours étonné de cette capacité à tout écrire de manière vocale – et Webern qu’il partage les avancées difficiles d’un opéra reposant sur une seule série, soucieux de ne pas abîmer la langue caractéristique du dramaturge. « Il y a des jours, écrit-il, où je ne me sens guère armé pour une tâche de cette importance. » Pourtant, en 1935, les deux premiers actes sont achevés, instrumentation comprise. Mais la mort du compositeur, la nuit de Noël, empêche la partition chant / piano du troisième de l’être également. Schönberg, Webern et Zemlinsky ayant refusé à la veuve Helene Berg d’achever l’ouvrage, c’est Friedrich Cerha qui s’en charge, bien des années plus tard.
On le sait, c’est à l’Opéra de Paris, le 24 février 1979, qu’on découvre la version complétée de Lulu, sous la direction de Pierre Boulez. En avril 1998, Dennis Russell-Davies relaye ce dernier, tandis que Patrice Chéreau laisse place à Willy Decker. C’est sa mise en scène que nous retrouvons ce soir, confiée à Ruth Orthmann, qui rend lisible cette intrigue aux multiples rebondissements, entre réalisme et symbolisme. Avant de tomber, « comme Don Juan […], dans les griffes du Diable » – dixit Berg –, sa femme-serpent règne au centre d’une arène-vivarium dominée par des gradins, dont n’a de chance d’en réchapper que celui qui a la prudence d’utiliser une échelle pour y descendre.
Fuyant le malheur qu’il ne cesse d’attirer, le rôle-titre jouit de l’engagement de Laura Aikin. On comprend pourquoi une bonne condition physique est nécessaire pour incarner la bête sauvage [lire notre dossier], ne serait-ce que pour cette production qui la laisse peu oisive, sur le canapé Dali, mais toujours en quête d’un soutien obtenu grâce à ses jambes-piège. Quant à la voix, puissante, fluide et expressive, elle possède une présence et une chaleur qui s’affirment toujours plus au fil des actes. Encore du côté féminin, le mezzo coloré de Jennifer Larmore (Geschwitz) et la saine onctuosité d’Andrea Hill (lycéen) séduisent également.
Si Wolfgang Schöne (Schön, Jack) s’avère parfois peu stable et Robert Wörle (Prince, Marquis) souvent faux, en revanche, nous apprécions la vaillance nuancée de Marlin Miller (peintre, Nègre), la sonorité charnue de Scott Wilde (Dompteur, Athlète) et de Franz Grundheber, une nouvelle fois Schigolch [lire notre chronique du 4 août 2010], mais surtout la souple brillance de Kurt Streit (Alwa), au besoin vive et cinglante, sa fiabilité de ténor sur toute la tessiture. Comme souvent, des jeunes membres de l’Atelier Lyrique complètent la distribution – Julie Mathevet, Marianne Crebassa, Damien Pass et Ugo Rabec. En fosse, le Danois Michael Schønwandt dirige l’orchestre maison avec une certaine lenteur, sans concessions à l’expressionnisme ; on l’aurait souhaité plus affuté, tel le couteau du Ripper.
LB